janvier 16, 2019 admin

De fleurs en feu : Un rituel funéraire dans la Thaïlande d’aujourd’hui

J’ai passé une quinzaine de jours de retraite dans un grand monastère de Bangkok, sur les bords de la rivière Chaopraya. J’y connaissais un moine de mon âge qui m’a introduit aux coutumes du theravada thaïlandais, y compris la tournée des aumônes au petit matin et certains rituels, dont les rituels funéraires. En effet, attenant au temple principal où je suis accueilli, se trouve la petite université monastique qui abrite une communauté de moines et de novices. Il y a, à l’opposé, une salle pour les cérémonies funéraires avec, en vis-à-vis, le four pour les crémations. Pendant cinq jours après le décès, le cercueil est mis dans une salle joliment ornée et couverte de fleurs, et chaque soir après le travail se tient une cérémonie avec au moins quatre moines, et pour le dernier jour dix moines qui récitent les soutras et deux moines plus anciens qui sont seulement présents. Cela fait penser au brahmane dans les rituels védiques, qui a la position centrale mais n’agit pas, il ne fait qu’observer les autres prêtres réciter les védas. Il représente le garant de l’exactitude du rituel. Pour l’hindouisme, il occupe en quelque sorte la position de l’observateur, c’est-à-dire du Soi. Le cercueil est blanc, et les couronnes de fleurs sont dans le style occidental.

Un élément de rituel intéressant, c’est que le moine qui effectue la récitation des soutras s’exprime derrière une sorte d’éventail en forme d’as de pique, de peut-être 30 ou 40 centimètres de haut, qui cache son visage, tandis qu’il tient le manche posé sur son siège devant ses jambes repliées. Cela donne un côté impersonnel et sacré à la récitation : les paroles ne viennent plus d’une individualité humaine, mais d’une tradition qui a son origine en quelque sorte dans la nuit des temps. Les soutras repris par le groupe des moines donnent une impression de rivière, ce n’est pas pour rien que le mot principal pour signifier ‘son’ en sanskrit est nâda avec un a long, alors que le mot signifiant ‘rivière’, nada, est le même avec un a bref.

Dans le rituel en fin de matinée avant la crémation, la famille offre une robe et un paquet d’objets pratiques à chaque moine, cela se fait avec grand respect, chaque paquet étant couvert de jolies fleurs. Ensuite, le déjeuner est servi aux religieux, moi-même j’ai pris ensuite le repas avec la famille. Comme j’étais végétarien, nous nous sommes installés à une table à part avec deux femmes, dont l’une avait travaillé avec Thai Airways et à ce titre, était souvent allée à Paris et parlait un peu français. J’ai réalisé au moment de la crémation que c’était elle qui allumait le bûcher funéraire, et donc qu’elle était la fille de la personne qui était décédée à l’âge de 83 ans. En commandant la nourriture végétarienne pour elle et d’autres femmes de la famille, elle a senti intuitivement qu’il fallait en demander plus, j’ai donc bénéficié de cette intuition de sa part. Il est intéressant aussi de voir que dans une période de grande épreuve, comme l’enterrement de sa propre mère, une bouddhiste revient spontanément au régime végétarien.

La cérémonie de crémation elle-même s’est déroulée vers les 16 heures, nous étions un dimanche après-midi donc il était facile pour les gens de se libérer. Il y avait peut-être 100 ou 150 personnes, la discipline vestimentaire était stricte, tout le monde était en noir y compris les enfants, sauf certains hommes ou femmes officiers de l’armée qui était venus accompagner la défunte qui elle-même avait travaillé dans ce corps. Ils avaient choisi de mettre leur grande tenue blanche, avec simplement un bandeau noir au bras gauche pour certains ou certaines. La famille était installée du côté de la cour où se trouvait aussi la salle de réunion, sous une véranda. Le cercueil était disposé de l’autre côté de cette cour de 30m de long sur un autel roulant à quelques mètres en face du four de crémation, en haut d’une série de marches. J’étais moi-même vêtu de blanc, considéré comme novice moine et me suis assis avec les moines et les nonnes sur des chaises disposées en bas à droite du cercueil.

Un moment impressionnant de la cérémonie a été lorsqu’une dizaine de personnes de la famille ou des proches, et aussi un général de la police, sont venus honorer à la fois la défunte et les moines en offrant des robes. Ils traversaient un par un la grande cour, accompagnés par quelqu’un qui portait la robe, ils l’offraient d’abord devant le cercueil en donnant ainsi le sentiment que la défunte elle-même faisait sa dernière donation aux moines. Chaque religieux venait à son tour prendre la robe qui lui était destinée. En dernier de la série, le président du comité des laïcs a offert, devant la bière, une robe au religieux qui était lui-même président du comité monastique. Ensuite, les moines, les nonnes, puis toute la famille et les amis sont venus chacun offrir une fleur blanc-crème en papier sous le cercueil, destinée à être brûlée avec celui-ci. En redescendant du préau surélevé où était la bière, nous recevions en souvenir de la cérémonie un petit pot de baume parfumé et un médaillon du Bouddha, avec inscrit sur la petite boîte le nom de la défunte. La récitation des soutras était présente, mais assez peu longue par rapport aux jours précédents. La flamme a été allumée une première fois sous le cercueil avant qu’il ne soit rentré dans le four, et une seconde fois par la fille de la défunte elle-même quand il était dedans. Les moines sont venus remettre une fleur sous le cercueil, la cérémonie s’est terminée ainsi, les gens se sont mis à échanger entre eux ou à se disperser. On sentait que les émotions chez eux étaient présentes, mais à part la fille de la défunte et un monsieur aux cheveux blancs qui paraissait très proche d’elle, je n’ai vu personne pleurer.

La crémation prend trois heures. En ville on utilise l’essence qui produit moins de fumée, mais dans les campagnes on se sert encore du bois. Le lendemain matin, les cendres sont récupérées et mises dans une urne que certaines familles choisissent de disperser dans la grande rivière de Bangkok qui coule à juste deux cent mètres du lieu de crémation, la Chaopraya, et que d’autres gardent dans leur maison.