mon voyage au Ladakh
Août-septembre 2018
par Vigyânânanda (Jacques Vigne)
J’ai eu la chance de pouvoir accompagner un groupe de 17 Français au Ladakh pendant 15 jours dans la seconde moitié du mois d’août. Nous avons médité tous les jours avec des références fréquentes à la méditation tibétaine, et Yves Bourgeon qui guide depuis 40 ans des voyages en Inde nous a partagé sa connaissance du terrain au Cachemire, au Zanskar et au Ladakh. Le nom lui-même Ladakh est interprétée comme la, le col et dakh, le pays, donc « le pays des cols ». Effectivement, qu’on s’y déplace en voiture ou à pied, l’itinéraire consistera de toute façon d’aller de col en col.
Ensuite, avec un des membres du groupe, Emmanuel, nous avons fait cinq jours de randonnée sur un itinéraire parallèle à la vallée de l’Indus au sud-ouest de la capitale de la région, Leh. Ensuite, je suis parti pour une retraite dans un petit couvent de femmes relié au grand monastère de Thiksey. Il s’agit du plus ancien monastère bouddhiste du Ladakh encore en activité, il est géré depuis le XVIe siècle par l’ordre Gelugpa, c’est-à-dire des bonnets jaunes reliés au dalaï-lama. Le couvent lui-même où j’écris cet article n’est pas loin des bords de l’Indus, et il est surtout situé sur le domaine de la plus ancienne université bouddhiste de la région. Comme le monastère, et le complexe d’Alchi plus en aval, elle a été fondée par Rinchen Langpo au Xe siècle. On dit qu’il a bâti 108 monastères au Ladakh, et c’était de plus un grand traducteur. D’où son surnom qu’il partage aussi avec Marpa, le maître de Milarépa : Lotsapa, le traducteur.
Le Ladakh est une des région préférées du dalaï-lama, il y vient en moyenne un mois par an, malgré son programme international très chargé : non seulement il y donne des enseignements, mais il y prend aussi des sortes de vacances-retraite. Ceci n’est pas si étonnant, en effet, ces paysages du Ladakh avec leur allure semi-désertique adoucie par des villages-oasis où l’irrigation assure une bonne verdure, sont tout simplement la continuation de ceux du Tibet voisin.
Historiquement, on découvre maintenant l’importance dans l’histoire du Tibet du royaume de Shangshung,[i] qui était de religion bön et situé dans l’ouest du Tibet, autour du Mont Kailash et dans le Ladakh actuel, mais avec des extensions dans le Tibet central et même oriental. On estime que les débuts de l’histoire tibétaine remontent à 4000 ans. Avant que le ministre de Songtsen Gampo, Thönmi Sambhota, n’aille en Inde au VIe siècle et ne constitue l’écriture tibétaine actuelle, appelée wuchen (« avec tête ») il existait une autre écriture, d’origine bön, le wumed (sans « tête », c’est-à-dire sans ligne supérieure aux lettres) qui s’écrivait non pas de gauche à droite comme en Inde, mais de droite à gauche. C’était l’ancienne écriture du royaume de Shangshung, qui existe encore actuellement. C’est un des nombreux éléments qui indiquent que la culture tibétaine existait déjà bien avant l’expansion du bouddhisme venu d’Inde dans ces contrées.
Les royaumes de l’ouest du Tibet, Guge, Purang et Ladakh, ont joué un rôle important dans la seconde vague de dissémination du bouddhisme au Tibet, après les destructions du roi Langchen Dharma juste avant le Xe siècle. C’est par là que sont venus en particulier de grand traducteurs, Rinchen Langpo dont nous avons déjà parlé, et Atisha. Quand les dalaï-lamas ont pris le pouvoir dans le centre du Tibet, en particulier le cinquième dalaï-lama partir de 1630, les kagyupas (bonnets rouges) ont été progressivement repoussé vers les frontières du pays, y compris le Ladakh donc. Ce qui est été un désavantage à cette époque est devenu un avantage après l’invasion chinoise, car ces kagyupas ont pu continuer à exercer librement leur religion au Ladakh et au Zanskar par exemple, contrairement aux moines du Tibet occupé. Cela n’empêche pas les Gelugpas d’avoir de grands monastères aussi sur les bords de l’Indus, nous avons parlé de Thiksey près duquel j’écris ces lignes, il y a aussi Rizong et Likir, ce dernier étant dirigé par le frère lui-même du dalaï-lama. Les deux branches principales qui représentent les bonnets rouges sont les Dripung pa et les Drugpa, drug signifiant dragon. Il s’agit d’un ordre qui a été fondé environ un siècle après Milarépa. Il administre le monastère d’Hemis à l’est de Leh sur l’Indus, où a lieu tous les douze ans un grand festival bouddhiste, celui des ornements de Naropa. Nous y reviendrons à la fin de cet article, car je vais m’y rendre pour quatre jours du 18 au 20 septembre. C’est en effet la date du nouveau festival après 12 ans.
Quand on visite brièvement ces grands monastères du Ladakh, on se demande quelle est la vie pratique de ces moines. Au monastère de Rinzong, sur un piton au milieu d’une vallée déserte à une dizaine de kilomètres de l’Indus, nous avons trouvé un livre intéressant par un anglais qui a été étudiant à Oxford, Lobzang Jiavaka (Lobsang signifie « intelligent » en tibétain, et Jivaka signifie « vivant »).[ii] Il y décrit toute sa formation de novice et de moine dans ce monastère, il fait revivre de sa plume toute cette petite communauté non sans une pointe d’humour anglais. La conclusion de son expérience, c’est que ces moines ladakhis sont de fortes personnalités, joviaux, énergétiques car ils assurent tout le travail du monastère sans aide ni des villageois ni des nonnes, et qui suivent strictement les règles monastiques bouddhistes, en sachant quand même les adapter. Par exemple, ils intègrent assez facilement des moines avec des handicaps physiques, chose qui est interdit dans la règle ancienne du Théravâda. D’après Lobzang Jivaka, cet interdit serait postérieur au Bouddha, celui-ci faisant clairement la louange d’un moine très handicapé physiquement, Bhaddiya : « Vous voyez ce moine qui vient, il est laid, déformé méprisé par ses frères ; pourtant, voilà un moine qui a gagné ce pourquoi de jeunes hommes partent de la maison pour une vie d’errance, c’est-à-dire l’Illumination, cette expérience que beaucoup de moines qui sont parfaits physiquement n’arrivent pas à gagner. »[iii] Par exemple, dans la règle théravâda, le cloître est une cause de refus à l’accès à la vie monastique, alors qu’au Tibet, où cette pathologie fréquente, ce ne l’est pas. Dans ce sens, on peut mentionner aussi dans le contexte du védânta l’Ashrtavakra Gîtâ que j’ai traduit du sanskrit en français. Ashtavakra signifie « huit déformations », il s’agissait d’un handicapé physique sérieux qui est devenu le gourou de l’empereur Janaka, et cette Gîtâ recueille son enseignement typiquement non-duel[iv].
Les journées de randonnée dans les vallées et les cols semi-désertiques du Ladakh m’ont mieux fait toucher du doigt ce que disait Tenzin Palmo, qui est la plus ancienne des Occidentales à être devenue moniales dans la tradition tibétaine. Cela fait plus de 50 ans qu’elle a fait ses vœux. Elle explique deux choses importantes : d’une part, la solitude, les vastes espaces et la grande quantité de temps disponible chez des individus qui étaient souvent bergers ou agriculteurs leur permettaient de se lancer dans des méditations longues et complexes, comme par exemple des visualisations très précises. C’était ainsi une manière de s’occuper dans ces conditions où il semble y avoir un espace et un temps infini pour la pratique. Par ailleurs, l’alphabétisation était assez rare dans la population générale, et donc grande était la dépendance et de respect pour le gourou qui vous lisait les textes et souvent vous les faisait apprendre par cœur. Nos circonstances modernes sont très différentes, où le développement de la lecture facile et du discernement intellectuel permet de lire des séries de livres et de se faire une idée assez précise d’une tradition par soi-même. D’autre part, pour toutes sortes de raisons, nous avons beaucoup moins de temps libre. Malgré cette évolution globale de la modernité, les moniales Ladakh qui sont en retard sur les moines du point de vues études, et les organisations qui les aident, dont celle de Tenzin Palmo au couvent de DGL près de Dharamshala, insistent sur l’éducation, non seulement en tibétain mais aussi en anglais, afin que ces nonnes puissent éventuellement devenir des enseignantes de portée internationale. De façon encourageante, en 2016, dans le sud de l’Inde, le dalaï-lama a conféré le titre de guéshé, de docteur en études tibétaines, en même temps à une vingtaine de moniales tibétaines.
Durant nos quelques journées de trek en suivant l’itinéraire de quatre jours du monastère de Likir au village de Temishgan, célèbre pour sa vieille citadelle-monastère et ses abricotiers, nous avons eu la chance de pouvoir assister à un rituel, une pouja, traditionnelle dans une maison d’étape où nous avions nos chambre d’hôtes. Cinq religieux d’un grand monastère voisin l’assurait tous les ans, pour bénir la maison, dans le temple familial qui se trouvait, selon la tradition tibétaine, sur la terrasse. Le nom même de temple, lhakhang signifie d’ailleurs la salle, khang, d’en-haut, lha. Le rituel tibétain n’est pas pour demander de l’aide ou adresser des louanges à un Dieu extérieur, mais est une manière de transformer l’esprit à travers en particulier la récitation de mantras et la pratique de gestes des mains, moudras, qui ont une action bien spécifique sur notre psychisme. Cette fin d’après-midi était festive, avec une procession en plein air pour bénir la construction de trois nouvelles stoupas dans le grand jardin de la maison. Au Ladakh, on voit souvent un ensemble de trois stoupa, qui en général ne sont pas très grandes, et qui correspondent à un symbolisme précis : celle de gauche est jaune orange, et représente la sagesse et Manjushri, celle du milieu est blanche et correspond à la compassion et à Tchenrezi-Avalokiteshvara et celle de droite est violette sombre et représente l’énergie, associée à Vajrapani, celui qui a le vajra, la foudre, en main, pani. On peut discerner aussi dans ces trois stoupas les trois canaux du corps, ida, sushumna et pingala de gauche à droite. En effet, sur quoi de mieux peut déboucher la réunion de la sagesse et de l’énergie, ce n’est sur la compassion ? Il était réconfortant de voir que cette tradition tibétaine manifeste encore aujourd’hui sa vitalité sous forme de constructions et de consécrations de bâtiments.
De manière générale, par rapport à mon autre voyage avec un groupe de Français au Mont Kailash en juin, j’ai senti une présence religieuse tibétaine beaucoup plus relaxée et foisonnante au Ladakh qu’au Tibet lui-même, où tout est contrôlé par la police chinoise et le Parti. Par exemple en tant que groupe d’Occidentaux, si nous voulions aller simplement nous asseoir et méditer dans un monastère, on s’attendait à ce que nous demandions l’autorisation au responsable local de l’administration chinoise. Souvent, nous ne le faisions pas, mais c’est dire la pesanteur de l’ambiance dans le Tibet actuel. Rien de tout cela pour le Ladakh : malgré certaines pressions de l’islam qui cherche à grignoter du terrain en implantant des mosquées financées par lesd’ ayatollahs Iran et les pétrodollars du Golfe, les Ladakhis se sentent chez eux et continuent leur tradition librement, comme ils l’entendent. Étant de culture typiquement tibétaine, ils se sentent assez différents de la plaine hindoue, mais en même temps son reconnaissants envers le gouvernement de Delhi de les protéger fermement des risques d’invasions chinoises par l’est et islamiques en provenance du Pakistan par l’ouest. En fait, cette zone frontière étant sensible, il se trouve qu’il y a un plus grand nombre de soldats que d’habitants civils. Les camps militaires émaillent la grande route des bords de l’Indus, où il y a du terrain plat facilement constructible. Cependant, dans la vie quotidienne de Leh et des villages, les uniformes se voient peu et l’ambiance est paisible, l’armée restant dans ses quartiers. Il a été question à un certain moment de séparer complètement le Ladakh du Cachemire, mais le gouvernement a essayé de trouver un juste milieu en donnant au premier un statut d’Autonomous Hill Council, « Conseil de collines autonome » qui lui confère une certaine indépendance.
La cérémonie des Ornements de Naropa à Hemis est considérée comme le plus grand festival bouddhiste du Ladakh. Nous avons vu qu’il avait lieu tous les 12 ans. J’ai une amie qui y a participé en 2004, ils étaient 400 occidentaux, chacun logés dans des tentes individuelles, à être présents et à suivre les enseignements du Ngawang Drugpa, le chef de l’ordre Drugpa qui compte dit-on environ un million de fidèles. Celui-ci aime bien la randonnée et le vélo, et il est venu une fois au Ladakh à partir de Katmandou en vélo avec 200 nonnes du grand monastère d’Amitabha qui domine la cité de Katmandou… On sort en grande pompe les ornements de Naropa, le gourou de Marpa, qui est aussi connu pour sa présentation des six yogas, dont le yoga du rêve. J’ai parlé avec une jeune moniale de la communauté où je suis actuellement. Elle envisage aussi d’aller là-bas pour un festival plus petit mais centré aussi sur Naropa, auquel je compte me rendre aussi trois jours en septembre 2018. Elle ira là-bas non pas pour les danses, mais surtout pour écouter les explications de grands enseignants tibétains qui seront présents.
Pérégriner à travers les vallées et les cols du Ladakh amène à méditer sur deux notions fondamentales du bouddhisme tibétain : d’une part, les espaces de montagne qui s’étendent à perte de vue sous une lumière changeante nous amène à associer la vacuité et la luminosité, dont l’union correspond à une capacité illimitée. Ce sont les trois qualités de la sagesse fondamentale. Nous avons constamment tendance à nous recroqueviller dans des petits trous, tels des taupes, et il est difficile pour nous de développer le regard de l’aigle qui embrasse tout. L’espace de vacuité a tendance à se rétracter dans un corps, la clarté de la conscience à se recroqueviller dans des paroles, et la capacité illimitée de la conscience à se réduire en un mental dualiste. Comme le dit le proverbe tibétain, si on met une poignée de sel dans une tasse d’eau, elle devient imbuvable, mais si on la verse dans un grand lac, cela ne change pas le goût de son eau. D’autre part, la base de tout, la sagesse primordiale est aussi le but du chemin spirituel. Celui-ci est là pour nous mener de l’état de confusion à un état de clarté qui n’est pas quelque chose de fabriqué, mais a toujours existé. Le travail intérieur permet simplement d’ôter les couches de confusion et d’obscurité qui le recouvrent, afin que, tel un objet en or, il puisse réapparaître dans toute sa beauté.
[i] Norbu Namkhaï dans Tibet, l’envers du décor, éditons Olizane, Genève, 1993, p.53-65.
[ii] Lobzang Jivaka An English Buddhist in Rizong Monasytery édité par le monastère lui-même, qui se trouve à 40km au sud-ouest de Leh.
[iii] Id. p.74
[iv] Ashtavakra Gîtâ-le saut quantique dans l’Absolu avec les commentaires de Swami Shantananda, Accarias, 2007.