janvier 16, 2019 admin

Divya Prabhâ, d’Oxford à Bénarès : une pratique, une vie

J’ai rencontré Divya Prabhâ (« lumière divine ») lors d’un congrès de Yoga en février 2016 à Trivandrum, la capitale du Kérala. J’avais été impressionné par l’intensité de sa pratique et son authenticité, et je m’étais promis que quand je passerai à Bénarès, j’irai la voir dans l’école qu’elle a fondée avec l’équipe de son ashram dans une minuscule ruelle a deux pas du temple principal de Kashi, Vishwanath. Malgré la taille réduite de la vois d’accès, l’école abrite 25 pensionnaires, la plupart orphelins ou en situation familiale très précaire et accueille pendant la journée une centaine d’enfants en plu. Elle est bâtie tout en hauteur sur cinq étages, avec une belle vue sur le vieux Bénarès de la terrasse. De là-haut, on a vraiment le sentiment d’être « au centre de l’action », si l’on peut dire. Je me suis dit que le contenu de cette rencontre intéresserait les lecteurs d’Infos-Yoga et autres, c’est pour cela que je l’ai noté soigneusement et le rend disponible dans les pages qui suivent. 

PREMIERE PARTIE : UN ITINERAIRE

Vigyânânand : Est-ce que dans votre enfance, vous étiez déjà attirée par la vie intérieure et des phénomènes de type spirituels ?

Divya Prabhâ : Quand j’étais enfant, j’avais des intuitions, des visions, des mémoires, et cela me semblait normal. Par exemple, je me souviens qu’à l’âge de sept ou huit ans, mes parents sont partis en vacances en me laissant chez de bons amis à eux qui vivaient dans un cadre très naturel en forêt. Ils étaient du style hippie. Je me souviens qu’un soir, il y avait très peu de lumière, j’ai entendu une voix qui venait de derrière moi, qui me décrivait ce qu’allait être ma vie et me donnait des instructions. Pour moi, c’était normal, et je les ai suivies. Ensuite, quand je suis devenu adolescente, j’ai essayé de parler au moins en partie de ces expériences à mes amis, mais elles leur ont semblé très bizarres, je n’ai donc pas insisté. Enfant, j’avais des intuitions très claires. Par exemple j’ai dit à mes grands-parents que j’étudierai à Oxford et que je ne me marierai pas. Mon grand-père s’est exclamé : « Comment peux-tu dire cela, alors que tu ne sais pas ce qu’est le mariage, ni l’université ! » En fait, ces deux intuitions se sont réalisées. À Oxford, j’étais dans le domaine scientifique, je suis devenue spécialiste de la super-conductivité, mais ma matière préférée restait les mathématiques. J’aimais par exemple le monde des équations différentielles, car il s’agissait d’un univers clair et pur.

 V : Avez-vous eu une formation religieuse ?

DP : je suis née en 1970, et vers 12 ans j’ai fréquenté le catéchisme pour préparer ma confirmation.  La sœur qui nous enseignait nous a dit que c’était un péché de ne pas aller à la messe le dimanche. Dans un esprit de discussion, je lui ai demandé si c’en était un aussi si on y allait à la place le jeudi… Elle a répondu que oui ! A ce moment-là, j’ai réalisé clairement que ces règles rigides ne pouvaient pas être émises par Dieu, et que de toute façon celui-ci était à l’intérieur. J’ai dit à mes parents que je ne ferai pas la confirmation, et j’ai laissé tomber toutes ces histoires catholiques.

Mes expériences intérieures ont en fait continué de plus belle, je me sentais souvent sur des planètes parallèles à regarder ce qui se passait dans le monde, comment on regarderait de l’extérieur vers le dedans une maisonnette de poupée. Je sentais qu’il y avait une force, une énergie au-dessus, mais certainement, je ne l’appelais pas Dieu, car elle était trop loin de la représentation qu’on m’en avait faite. Quand j’étais encore jeune, je me suis retrouvé en Thaïlande sur une plage plutôt déserte, mais il avait quelqu’un qui avait le livre Autobiographie d’un yogui de Yogânanda Paramahamsa. Quand j’ai vu sa photo sur la couverture, avec son aspect ni homme ni femme, je me suis identifié à lui. Il en a été de même quand j’ai lu une biographie de Vivékânanda avec ses photos. Toujours en Thaïlande, j’ai recherché un centre qui associait le corps, le mental et l’esprit. Cependant, je savais déjà pertinemment que ce n’est pas dans ce genre de centre que je trouverais le véritable esprit. Je savais que les gens qui y enseignaient ne le connaissaient pas. J’avais aussi l’intuition qu’il fallait que je fasse mes activités dans le monde avant trente ans, gagner de l’argent, développer une carrière, car après, tout serait différent. Dans mes conceptions de l’époque, je ne comprenais pas le sens de tout cela et j’avais l’appréhension que peut-être, je mourrai même à 30 ans.

A 19 ans, comme j’en avais eu l’intuition tout enfant, je me suis mise à étudier à Oxford, c’était surtout dans le domaine de la physique des matériaux, et de la métallurgie. À l’époque, il y avait là-bas comme grand professeur Richard Dawkins, dont les premiers livres étaient intéressants, mais qui ensuite est devenu un athée militant et finalement s’est retrouvé à lutter contre tout. Il a été trop loin dans ce sens.

En fait, j’avais le succès dans tous les domaines que je choisissais de travailler, mais en 1998, un tournant est survenu dans ma vie. Je me souviens, je suis rentré dans une boutique de mode italienne, à l’époque j’avais beaucoup d’argent, et je me suis dit en mon for intérieur : « Je peux acheter tout ce que je veux ! » Le résultat a été immédiat : je ne voulais plus rien. J’ai réalisé pour de bon que rien d’extérieur ne pourrait me donner le bonheur. Celui-ci devait me venir de l’intérieur.

J’ai alors préparé en quelque sorte un changement d’orientation professionnelle pendant des années, en m’intéressant à toutes sortes de méthodes de guérison alternative, par exemple la kinésiologie. Au bout de cette période de recherche, un ami m’a dit : « Je pense que tu pourras trouver quelque chose d’intéressant en venant à une méditation de mon gourou ». Il s’agissait d’un russe-polonais juif qui s’était enfui en Angleterre au moment de la seconde guerre mondiale. Il dirigeait des groupes de méditation dans un endroits solitaire, dans une salle en bois. Le soir où nous nous y sommes rendus, il y avait juste une petite lumière au milieu. C’était très sombre, on ne pouvait même pas voir si les participants étaient hommes ou femmes. Nous avions très peu d’instructions ; à la manière taoïste, on nous a seulement conseillé de redresser la langue en lui faisant toucher le palais et de faire monter l’énergie. J’ai eu certaines visions précises qui me sont apparues pendant la session. À la fin de la séance, il y a eu deux choses peu ordinaires qui se sont passées : déjà, quand on a demandé à chacun de témoigner, ma voisine à décrit exactement les visions que j’avais eues, alors que nous n’avions rien échangé. J’en étais perturbée, d’autant plus que je savais que cela allait être mon tour, et si je disais ce que j’avais vu, tout le monde allait croire que je copiais juste ce que ma voisine venait de dire. J’en ai éprouvé un état de choc complet. Surtout pour moi qui avais une formation scientifique pure et dure, ces phénomènes de télépathie directe et évidente me prenaient complètement à contre-pied et par surprise.

La seconde chose étonnante à la fin de cette session a été que l’enseignant de méditation est venu se prosterner devant moi et m’a dit : « Je vous attendais depuis longtemps ! » alors que je ne le connaissais ni d’Eve ni d’Adam. Pour le présenter plus, disons maintenant que son nom était Vigyandev, qu’il avait une soixantaine d’années et qu’il était disciple de Brahmarishi Vishwatma Bawraji de Varanasi. Bawra signifie quelque chose comme « fou de Dieu », et le -ji comme d’habitude est là pour exprimer le respect. Pendant plusieurs semaines après cette première expérience, je me sentais comme découverte, sans protection, mais aussi complètement connectée. Cela m’a donné une envie intense de savoir réellement qui j’étais, car je me disais qu’il n’y avait qu’avec une réponse profonde à cette question que je pourrais comprendre ce qui m’arrivait. Je me suis mise à rechercher du côté des astrologues et des « lecteurs d’âmes ». Une fois, j’ai pris rendez-vous chez une dame qui était assez connue dans ce milieu, mais dès qu’elle a ouvert la porte, j’ai senti chez elle des ondes très négatives, elle a dû sentir aussi que le courant ne passait pas entre nous et elle m’a immédiatement claqué la porte au nez ! C’était décevant, j’ai pleuré dans la voiture, mais je me suis souvenu de ce Vigyandev et après tout, je me suis dit qu’il aurait peut-être une réponse pour moi sur ce que j’étais puisqu’il avait l’air de m’avoir reconnu dès la première fois.

J’ai demandé à mon ami de me raccompagner là-bas, mais il m’a dit : « Non ! Je t’ai accompagnée une fois pour t’introduire, maintenant, si tu décides d’y retourner, c’est ta responsabilité, tu dois donc y aller seule ! » C’est ce que j’ai fait, et l’expérience que j’ai eue là-bas a été très forte, comme si une lumière descendait à travers moi et brûlait et consumait au passage beaucoup de choses. Je me suis sentie complètement changée, une grande félicité s’est réveillée en moi, ce n’est pas utile que je donne tous les détails mais c’était réellement expérience transformante. Je savais que c’était cela que j’avais cherché jusqu’ici. Tout ceci s’est passé sans paroles, sans discussions, ni questions. C’était comme ça, comme une évidence. Après plusieurs semaines de ce calme mental particulièrement heureux, la seule question qui est remontée en moi, en me comparant aux autres gens du groupe qui était tous plus ou moins thérapeutes, était de savoir ce que je devais faire de ma vie. Finalement, j’ai été posé la question à Vigyandev, et il m’a répondu par une autre question : « Que souhaites-tu faire de ta vie ? » La réponse qui survenue spontanément en moi a été : « Je souhaite méditer ! » Il a alors conclu : « Voilà, tu as trouvé toi-même la réponse ! »

À l’époque, un ami m’a taquiné en me disant que j’avais une addiction à la méditation. Cela ne m’a pas du tout choquée, c’était quelque chose que je reconnaissais volontiers, et j’étais parfaitement heureuse avec cela. Je suis donc devenu disciple de Swami Vigyandev, mais je ne connaissais pas encore son propre maître, Brahmarishi. Cependant, je me suis familiarisé avec des personnalités spirituelles de l’ordre des Râmânanda, auquel appartenait ce Brahmarishi. Nous les invitions à Londres pour nous donner des enseignements. C’est étonnant d’ailleurs, je n’ai entendu qu’une fois Brahmarishi mentionner le fait qu’il faisait partie de cet ordre. L’essentiel pour lui était de se connecter directement au divin par le mantra, avec des pratiques associées de prânâyâma et d’âsana, et la question de l’appartenance à cette lignée pourtant ancienne et réputée semblait pour lui tout à fait secondaire. Il n’y avait pas de quoi en faire une fixation.

A un moment, nous sommes partis avec Vigyandev aux États-Unis pour aider à la fondation d’un centre. Pourtant, au bout de quelques jours, je me suis mise soudain à pleurer et j’ai dit : « Je veux rentrer en Angleterre maintenant ! » En fait, je me suis aperçu un peu plus tard que ce même jour, Brahmarishi était arrivé à Londres. Nous sommes donc retournés là-bas avec Vigyandev, et sommes venus directement de l’aéroport à l’ashram pour rencontrer le maître. C’était dans une chambre assez grande, nous étions au fond. À ce moment-là, quelque chose de très étrange est arrivé : dès que je fermais les yeux, je sentais le visage de Brahmarishi vraiment en face de moi, comme s’il était à seulement 3 cm du mien. Je trouvais cela très bizarre, j’ouvrais donc les yeux, voyais que le maître était à l’autre bout de la pièce, mais dès que je refermais les yeux, le même phénomène se reproduisait. J’avais lu que cela était le signe que la personne était l’enseignant spirituel qui vous était destiné. Cependant, j’estimais déjà que Vigyandev était mon gourou, j’étais donc plutôt confuse. Celui-ci m’avait d’ailleurs donné un chapelet que j’ai utilisé, dont une des graines est dédiée au gourou. Un jour, des deux côtés de cette graine, le fil a cassé et la graine est tombée. J’ai vu là un signe, et Vigyandev a aussi reconnu qu’un changement important se préparait.

Nous avons parlé avec lui de la possibilité d’ouvrir un centre de méditation Sri Lanka. Il m’a dit : « Attends que je voie ! » Il rentra en lui-même pour quelques minutes, puis ressortit de son état et s’est exclamé : « C’est tout vu, organise les choses pour que nous nous y rendions ! ». Plus tard, nous étions là-bas et je présentais Vigyandev à une dame du Sri Lanka qui semblait pouvoir nous aider pour la création de ce centre. Elle m’a regardée, surprise, comme si j’étais la dernière des idiotes, et s’est écriée : « Mais pourquoi donc vous évertuez-vous à me présenter cette personne que j’ai vue il y a trois mois ! » Ainsi, trois mois auparavant, quand Swamiji avait dit : « Je vais voir ! », il s’était réellement rendu là-bas sous forme subtile…

Pendant notre séjour au Sri Lanka, Vigyandev est soudain tombé dans la salle de bain. Il s’est réveillé de son malaise, mais il était complètement différent, comme si on ne pouvait pas le récupérer. Je l’ai emmené à l’hôpital, on a diagnostiqué une crise cardiaque et on l’a gardé. Je restai avec lui, il m’avait fait promettre de ne jamais le laisser seul dans un hôpital. Les choses se sont dégradées, j’ai prévenu son fils et sa famille, je pensais quand même qu’il allait s’en tirer. Puis, une nuit, j’ai senti qu’il était assis au-dessus de moi sous forme lumineuse dans sa chambre de malade où je le veillais, alors que son corps était normalement allongé sur le lit. J’ai compris que la fin était prochaine, et effectivement, il est mort le lendemain matin. Enfin, la machine le maintenait en vie artificiellement, mais la nuit passée, l’équipe médicale m’a demandé la permission de la débrancher. J’ai quand même fait appeler son fils pour que ce soit lui qui prenne cette sérieuse responsabilité de donner cette autorisation.

J’ai remporté son corps en Angleterre, et justement Brahmarishi était présent à ce moment-là à  Londres. Je ne lui avais jamais vraiment parlé, mais quand nous nous sommes retrouvés avec le groupe des disciples de Vigyandev plutôt dans le deuil, il nous a dit : « Vous êtes invités à venir dans mon ashram en Inde, vous êtes tous bienvenus pour rester, logés et nourris, autant que vous voulez ! » J’ai senti qu’il disait cela pour moi spécialement, alors que nous ne nous étions jamais adressés une seule fois la parole. Il est reparti pour Hardwar, et deux jours plus tard, j’ai pris l’avion pour le rejoindre.  Une fois à Delhi je suis montée directement vers le nord pour me rendre à son ashram à Hardwar sur les bords du Gange au pied de l’Himalaya. Et là-bas, j’étais au paradis, je n’avais pratiquement aucune obligation, j’allais peut-être une fois par jour à son enseignement sur la Bhagavâd-Gîtâ, les yoga-sutras de Patanjali ou d’autres textes, mais sinon je pouvais méditer autant que je voulais dans ma chambre. C’était comme un rêve. Avant de partir d’Angleterre, Brahmarishi m’avait demandé combien de temps je voulais rester à l’ashram, et j’ai répondu : « Un an, et ensuite je verrais ! » Mais quand je suis arrivée Hardwar, il m’a reposé la même question, et ce qui est remonté en moi spontanément a été : « Dix ans, et ensuite nous verrons ! » Sur le coup, il a eu un mouvement de surprise, mais a eu finalement l’air d’apprécier l’intensité de mon engagement.

En fait, il y avait deux gourous travaillant de pair dans cet ashram, Brahmarishi que nous appelions bari guruji, le grand gourou, et Vivékananda que lui était choti guruji, le petit gourou. Les deux étaient amis de longue date, et avaient beaucoup voyagé ensemble. Ils avaient de plus pratiqué côte à côte des sâdhanas profondes. Les choses s’arrangeaient pour que constamment, l’un ou l’autre des deux m’enseigne. Ainsi, des années heureuses se sont écoulées, j’ai approfondi ma connaissance de la Gîtâ et des soutras de Patanjali grâce aux commentaires de ces deux maîtres. J’ai été en particulier frappé par le soutra qui parle du « cristal sans couleur de l’intellect », j’avais le sentiment que cela correspondait à la réalisation intellectuelle que j’avais eue à propos du « Qui suis-je ? » deux années auparavant. Cette expérience est une expérience initiale sur la voie, car il s’agit simplement de l’intellect. Une des choses que j’ai réalisées à cette période, c’était que la méditation n’était pas réservée à quelques personnes dont je ne faisais pas partie, elle était aussi pour moi, et au fond elle était également pour tout le monde.

Une expérience intérieure m’a particulièrement marquée : c’était quelque mois après la rencontre de Brahmarishi, j’étais encore à Londres, et je suis allée pratiquer le yoga dans un centre Shivânanda. En faisant sarvangâsana (la chandelle), j’ai eu la vision dans mon corps, plutôt au niveau du vishuddha chakra, d’un lotus de lumière très beau, accompagnée d’un son d’une pureté cristalline et parfaite. Je ne donne pas plus de détails, car dans ce domaine, c’est mieux que chacun fasse ses propres expériences. Dans ce sens, je n’ai pas voulu lire de livres sur les chakras avant d’avoir avec une bonne expérience de ceux-ci. Mon gourou me disait que je devais le faire, mais j’ai dit non, je voulais avoir l’expérience d’abord. En fait, il y a eu un tournant dans ma vie à propos de la lecture quand j’ai commencé sérieusement la méditation. Auparavant, j’avais une avidité de connaissances qui pouvait me faire avaler un livre par jour, je dévorais littéralement. Ensuite, j’ai beaucoup moins lu, évidemment, j’ai étudié les textes classiques sanskrits reliés à cette tradition du yoga méditatif, mais c’était dans un état d’esprit très différent, il n’y avait plus cette avidité de vouloir tout savoir sur tout.

Un jour, Brahmarishi est parti pour le Madhya-Pradesh, j’étais à cette époque très attachée à lui et j’envisageaient difficilement de ne pas être en sa présence physique. J’ai donc demandé de le suivre mais il a refusé en me disant : « Choti Guruji vas t’enseigner ! » Je me suis aperçu après qu’il préparait son départ de ce monde. En fait, avant même son décès, j’ai réalisé que j’étais une avec lui et que c’était lui qui voyait à travers mes yeux. Ses enseignements ont donc pu continuer à me nourrir de l’intérieur.

Après son décès, Choti guruji m’a enseigné pendant quelque temps, mais assez rapidement il m’a dit : « Maintenant, tu enseignes toi! » J’étais surprise et effrayée de cette demande, car en plus de mon peu de compétences en yoga et en méditation, il fallait que je donne les explications en hindi, une langue qu’à l’époque je maîtrisais assez peu. Mais Vivekanandji a insisté, en disant : « Quand nous enseignons, la fleur de l’expérience s’épanouit ». Donc, je me suis lancée dans ces instructions de base autour de la méditation, des prânâyâmas et des asanas. Mon public était la communauté locale et les visiteurs qui pouvaient venir de loin. La manière dont nous pratiquions les âsanas n’était pas celle des salles de yoga habituelles. Nous prenions une posture donnée, et partions complètement à l’intérieur de nous-même, souvent pour une durée vraiment prolongée. En tous les cas, cette expérience forte que j’ai eue en faisant la chandelle dans un groupe de Shivânanda à Londres a été une leçon pour moi, me confirmant que les âsanas aident vraiment à avoir des expériences nouvelles et plus profondes sur ce chemin du yoga.

En l’an 2000, mon sommeil a changé, je me suis mise à dormir toujours allongée, mais avec les jambes en position de lotus. De plus, mes deux mains tenaient chacune un mâlâ (rosaire), et la récitation avec le défilement des grains continuait même pendant que je dormais.  Je suis contente d’apprendre, à ce que vous dites, que dans le sommeil paradoxal, c’est-à-dire avec rêve, les deux groupes de muscles du corps qui peuvent encore bouger sont ceux des yeux et des mains avec les doigts. Cela va dans le sens de ce que j’ai expérimenté. Puis, à partir de 2002 et pour six ans, je me suis mis à dormir assise en lotus. Pendant trois heures par nuit, ma tête s’inclinait un petit peu sans que j’aie besoin de m’appuyer sur un mur ou un autre soutien quel qu’il soit, et je partais pendant peut-être trois heures dans le sommeil, ensuite je continuais la méditation normalement. J’ai pratiqué à Bénarès, et aussi dans un autre ashram de notre ordre au nord-ouest de Delhi au pied de l’Himalaya. Après, j’ai eu un accident avec deux vertèbres endommagées. J’ai dû arrêter le lotus, mais je m’y remets progressivement. Je médite bien sans la posture du lotus, mais j’ai envie de retrouver la possibilité de la faire complètement.

DEUXIEME PARTIE : CONSEILS SUR LA PRATIQUE (cette partie doit paraître dans Infos-Yoga en début 2019)

J V Le mantra est votre pratique principale : comment expliqueriez-vous son efficacité ?

DP : Mantra signifie manasam trayate « ce qui fait traverser le mental ». Il nous permet de nous connecter directement à un niveau au-delà de la pensée. Je retourne de temps en temps en Occident. J’ai trouvé que là-bas, même les enseignants de méditation étaient trop emmêlés dans leurs pensées, ou dans leur passé traumatique. Je sais que c’est une méthode de psychologie connue que d’aller fouiller ce passé, mais dans notre tradition de yoga, nous essayons d’aller le plus directement possible au-delà du mental, et pour cela le mantra est une grande aide. Nous travaillons le plus immédiatement que nous pouvons sur l’expansion de conscience, c’est un processus important car il nous permet d’aller au-delà de l’attachement de façon naturelle, sans que ce soit une frustration ou une posture mentale artificielle.

Dans la vie moderne, les gens sont très attachés à des petites choses, on pourrait même dire qu’ils se braquent sur des détails, et cela gaspille leur énergie et leur fait perdre la vision de l’ensemble. Grâce au mantra, même en faisant correctement son travail jusque dans les détails de la vie quotidienne, on garde un esprit large. C’est comme avec le vélo : quand on apprend, on doit se concentrer sur sa conduite et son équilibre, mais quand on sait faire, on peut cheminer avec des amis tout en parlant avec eux sans plus penser du tout à la conduite du vélo. La conscience donc s’élargit.

Au début, réciter de mantra représente un certain effort, mais ensuite on arrive au niveau de l’ajapa-japa : ce n’est plus vous qui récitez le mantra, mais c’est le mantra qui se récite en vous. Cela indique un tournant très important dans la pratique, on passe au-delà de l’ego, on n’est plus l’acteur de la récitation du mantra, elle se fait spontanément. Dans cet état, vous faites ce que vous avez à faire, selon votre karma et votre dharma, mais votre esprit est immergé au niveau du mantra, ce qui représente une énergie de conscience beaucoup plus large. On peut même arriver au niveau du son profond du silence, que la tradition désigne le plus souvent sous le terme de pranava.

Une pratique de sensibilisation concrète à ce type de méditation est de poser la main sur le sommet de la tête, de sentir les petites pulsations à ce niveau-là et de s’y relier. On imagine ensuite que ces pulsations elle-même répètent le mantra Om, ou Râm, ou un autre mantra que nous pratiquons. A ce moment-là, la récitation devient assez rapidement aussi naturelle, continue et régulière que les battements de cœur eux-mêmes. Le stade suivant est d’entendre tous les sons extérieurs comme le mantra. C’est une pratique que tout le monde peut faire, elle n’est pas si difficile. Du point de vue concret, on peut s’aider du rosaire, ou même directement des doigts. Une manière de faire et de commencer par toucher avec le pouce la phalange proximale (la plus proche de la paume) de l’index, puis du majeur, de l’annulaire et de l’auriculaire et ensuite on passe aux phalanges distales, celles qui sont au niveau des ongles, en sens inverse de l’auriculaire à l’index et on finit par la rangée du milieu de l’index à l’auriculaire. Ce trajet qui suit une sorte de zigzag dans les doigts de la main aide à fixer l’attention. Il faut bien comprendre que le japa n’est pas seulement lié à la séance de méditation formelle assise par exemple le matin, mais doit être effectué aussi souvent que possible. Le mantra est une offrande de tous les instants et de toutes nos actions, par les pensées au divin. Dans la Bhagavâd-Gîtâ, Krishna dit à Arjouna : « De tous les yajña-s, les sacrifices au feu, je suis le mantra ». Quand vous offrez ainsi constamment votre esprit au divin, vous devenez hyperconscience, vous parvenez à la cause de l’existence et au son fondamental, le pranava.

Du point de vue concret, il est bon d’avoir un lieu et un temps spécifiques pour effectuer sa pratique. Allez-y, même si vous ne vous sentez pas bien. Un jour, à cause de la puissance de ce samskâra, de ce conditionnement, les choses vont « décoller ». Vous mettez la graine d’une bonne habitude en vous. Elle finira par germer.

La pratique régulière du mantra me fait penser aux championnats de patin à glace. Quand il y a des grandes compétitions, on passe entre chaque candidat pour aplanir la glace, pour que le suivant ne soit pas influencé par les sillons effectués par son prédécesseur. Le mantra représente une mise à plat des sillons du passé dans notre mental, il nous permet d’avoir une conscience régulièrement renouvelée, toujours fraîche. Ensuite, vous créez votre propre sillon, qui vous aidera à canaliser de façon juste vos pensées, vos paroles et vos actions. Cela vous aidera à réagir dans le présent, non pas en fonction des conditionnements ou des traumas du passé, mais au contraire de voir les choses comme elles sont, sans préjugés.

Dans la tradition de l’Inde, on dit que le meilleur temps pour la pratique est avant le lever du soleil, ces deux heures qu’on appelle brahma muhurt [il faut se souvenir que dans les milieux traditionnels et ce jusqu’à récemment, il n’y avait pas d’électricité, on avait ainsi tendance à se coucher tôt, et donc à se réveiller très tôt]. Il y a une corrélation physique à cette recommandation traditionnelle de temps favorable à la pratique : l’ozone est au maximum dans les deux heures avant le lever du soleil, puis elle est dissipée par le soleil levant. [Remarquons également que la cortisone est maximum avant le lever du jour, et elle a un effet stimulant, voire euphorisant qui favorise une méditation plus dynamique]. De manière générale, l’être humain est particulièrement attiré par la période du lever et du coucher du soleil. Il entre facilement en contact avec le sacré durant ces périodes, quels que soient les mots et les concepts avec lequel il exprime ce sacré.

JV Peut-on dire, comme le soutenait ce grand pandit de Bénarès, Gopinath Kaviraj, que l’ajapa-japa, la récitation continue et spontanée du mantra, équivaut à l’éveil de la kundalinî ?

DP : Tout à fait. Au début, notre mantra est comme une pierre irrégulière, un cristal grossier : la pratique tend à le polir et à le rendre une sphère parfaite et transparente. J’aime bien cette expression anglaise que je trouve pleine de sagesse traditionnelle, quand on parle d’une « personnalité bien arrondie » (well-rounded personality). Il y a quelque chose d’intuitivement profond et vrai dans cette expression.

Bien sûr, le mantra est beaucoup plus puissant quand il est donné par un maître qui en a réalisé la force. Quand on trouve un enseignant qui est illimité et sans ego, qui connaît la vérité éternelle, il nous aide à transcender nos limitations de façon directe et naturelle.

En Occident, on parle souvent de sept chakras, mais dans la tradition hindoue, on en rajoute souvent un huitième, lanana, qui est synonyme de talou, et qui correspond à peu près à l’endroit où on place la pointe de la langue sur le palais, quand on verticalise celle-ci. Il y a neuf orifices pour les sens, ce sont les portes du corps, auxquels on peut rajouter la 10e porte, c’est le troisième œil, et le brahma-chakra est au-dessus de tout cela. Dans notre tradition, nous commençons directement à travailler sur le brahma-chakra, et nous allons rapidement au-delà. Cela ne nous empêche pas de faire les âsanas et le prânâyâma, mais quand le moment de la méditation vient, nous tendons à dépasser rapidement le corps.

Du point de vue pratique, quand on est assis, on commence par fermer les endroits de fuite possible de l’énergie. Cela peut se faire assez simplement en mettant les deux chevilles l’une sur l’autre avec le talon du dessous qui va vers le périnée et une fermeture de la région de l’anus. Pour les débutants cela suffit, pour les pratiquants plus avancés, il est bon de distinguer la rétraction de l’anus, ashwinî mûdrâ, de la contraction du périnée juste en avant, mûlâ-bandha. Au niveau des mains, la fermeture pour éviter la perte énergie peut s’effectuer avec le pouce qui touche la partie externe de l’ongle de l’index, le dos de la main étant sur le genou correspondant et les paumes vers le haut. Du point de vue symbolique, le pouce représente la bodhi, l’intelligence spirituelle, et il maîtrise l’index qui est le doigt accusateur, lié donc à la méchanceté et à l’ego. On peut aussi mettre les deux mains l’une sur l’autre avec les pouces qui se touchent, ceux-ci peuvent même partir un peu vers le haut et vers l’avant dans leur point de contact, ce n’est pas un problème. On appelle souvent cette position des mains dhyana-mûdrâ, l’attitude de la méditation, mais dans notre tradition nous l’appelons aussi volontiers brahma-mûdrâ, l’attitude Brahma, qui souligne le lien réflexe qu’il y a entre ce geste de convergence au sommet des mains et Brahma-randhra ou Brahma-chakra, lieu de convergence des canaux d’énergie au sommet de la tête.

Dans l’idéal, il est bon d’avoir la posture de lotus qui fait que rien d’impur ne peut nuire à notre intelligence spirituelle, de même qu’aucune boue ne peut souiller le lotus lui-même.

Une fois qu’on a mis la posture en place, on commence à travailler sur le mantra avec le souffle : on inspire au début par le moûlâdhâra, on expire par le Brahma-chakra, et ensuite, on fait monter le chakra de départ niveau après niveau, toujours en partant sur l’inspiration du bas et en aboutissant sur l’expiration au chakra d’en-haut au sommet de la tête. En faisant ces pratiques, on imagine que notre corps s’agrandit, d’abord aux dimensions de la pièce, puis du village ou de la ville, du pays, de la planète et finalement de l’univers. Notre corps devient l’espace entier. Cela induit une expérience intime de dissolution du corps vécu dans l’espace, voir même des expériences hors du corps. Il n’y a pas lieu d’en avoir peur, en fait c’est ce que nous recherchons, il est simplement important de tenir fermement la corde du mantra qui nous permet de traverser toutes sortes d’expériences inattendues. Elle nous évite de nous égarer dans des sentiers traverses, en étant fascinés par exemple par une énergie ou une autre sans bien savoir où elles nous mènent.

On commence (poursuit?) la session en mettant le bout de la langue en contact avec le palais, c’est-à-dire en faisant le début de khecharî-mûdrâ. Après, survient naturellement une sorte de gravité inversée qui attire vers le haut, notre langue est aspirée dernière la luette et vient bloquer l’arrière du conduit nasal. On s’entraîne progressivement, au début on est fatigué par cette aspiration de l’avant vers l’arrière, mais ensuite elle se fait naturellement : il n’y a plus qu’à la laisser se faire.

La troisième technique est de ramener l’énergie dans la base du corps par la superposition des chevilles et la contraction du moûlâdhâra. On peut ensuite reprendre l’ascension de chakra en chakra, puis on continue en inspirant et expirant par le brahma-chakra. Et de là, on effectue une association progressive par échelon, à chaque inspiration, on va aussi loin que possible, on reste sur l’expiration là où on est parvenu, et sur la réinspiration suivante, on monte à un degrès supérieur dans l’échelle au-dessus de notre tête. On définit ainsi un axe de lumière qui prolonge la colonne vertébrale. C’est une ligne luminescente qui est reliée au souffle, et on reporte sa limite supérieure de plus en plus loin en suivant la verticale ascendante.

Une quatrième manière de méditer est d’imaginer qu’on est assis sur un globe qui peut correspondre à la planète visualisée et que nous sommes entourés par la lumière divine. En inspirant, cette lumière divine nous pénètre en passant par le brahma-chakra, bien qu’il ne s’agisse pas comme on le fait par exemple en shavasana de faire descendre la lumière dans le corps pour nettoyer les tensions, les obscurités et les impuretés. On s’engage dans une méditation directement loin du corps qui en quelque sorte abstraite, en partant donc du chakra dans l’espace directement. Si la respiration par exemple se réduit et devient très superficielle, le prâna et l’activité mentale auront tendance aussi à se réduire et à devenir minimum. Les suspensions de souffle sont importantes pour arrêter le mental, elles peuvent être des deux sortes, c’est-à-dire l’arrêt poumons vide ou l’arrêt poumons plein. Dans mon expérience, je ne suis simplement pas au courant que mon souffle s’est arrêté jusqu’au moment où il recommence. Quoi qu’il en soit, il est très important de rester calme quand vous réalisez que vous n’êtes pas conscients de quelle respiration vous aurez besoin après l’arrêt respiratoire : s’agira-t-il d’une expiration plus profonde ou au contraire d’une réinspiration ? De toute façon, quand notre le souffle redémarre, il est vivement conseillé de continuer à aller dans le sens de l’expansion. Nous n’avons pas à craindre ou à nous soucier de cette expansion au-delà du corps car c’est finalement ce que nous souhaitons. Soyons-en donc heureux. Quand des gens commencent expérimenter ces longs arrêts respiratoires et ces expériences hors du corps, il est possible qu’ils aient peur, et donc le mantra devient très important pour continuer de toute façon à progresser, et ne pas nous égarer dans des énergie secondaires qui se dispersent de-ci de-là.

Du point de vue pratique, même si l’idéal est de pouvoir méditer tranquillement au milieu du trafic de Piccadilly Place, il reste important d’avoir un endroit très tranquille au début, et d’être sûr de ne pas être dérangé par des perturbations extérieures soudaines, comme quelqu’un qui vient vous annoncer une nouvelle urgente, etc. Si vous êtes reliés à un bon enseignant qui vous a donné un mantra qu’il a lui-même pratiqué et donc « chargé », vous aurait l’expansion juste de conscience et votre progrès sera rapide. Dans notre tradition, nous ne parlons pas de rester « enracinés », comme on le conseille dans certaines pratiques méditatives. Nous cherchons à être sans cesse et le plus immédiatement possible un avec cette conscience en expansion, et faire redescendre cette largeur d’esprit dans notre vie quotidienne, dans le moment présent. Nous invitons dans les limites de notre quotidien une connaissance qui englobe tout. Quand on sort de ces états d’expansion de conscience, il est important aussi de ne pas nous forcer à parler. L’énergie de ce silence en expansion est forte et précieuse, il ne faut pas la gaspiller en se remettant à bavarder. Il n’y a rien de nuisible qui puisse provenir de cette énergie. Cependant, pour la garder de façon juste, il est important d’éviter les paroles inutiles et le papotage. Nous sauvons ainsi ce que nous avons de plus précieux, même un million d’euros ne nous permettra pas d’acheter le souffle, aussi, il est important de la garder précieusement et de ne pas le gaspiller en le l’orientant vers des directions inutiles : la manière dont on utilise à la fois notre souffle et notre parole doit être le résultat d’un choix très conscient. Il faut savoir respecter et faire durer cet état de silence dans lequel nous sommes plongés.

Dans ce processus, vous voyez votre transformation, avec votre esprit qui perçoit des musiques et des sons de plus en plus subtils. Vous apprenez à relier votre mantra avec le son du silence. Vous orientez votre conscience dans une ascension qui va de plus en plus haut, et vous atteignez la source du mantra lui-même, qui n’est autre que le pranava, le son fondamental. Vous apprenez alors à reconnaître le mantra et le son fondamental dans tous les sons ordinaires de la vie, et vous développez une perception de plus en plus subtile. Cette expérience du son intérieur est en fait liée directement au sens du présent.

Divya Prabhâ envisage d’organiser des retraites d’une semaine ou deux en collaboration avec une professeure de yoga de la région e Genève qu’elle connaît depuis longtemps. On pourra se tenir au courant de son programme par le site www.chandramauli.org

On peut aussi lui écrire directement et aller la voir si on visite Bénarès, comme l’a fait Jacques Vigne pour rédiger cet article : lovelylucyashram@gmail.com