J’ai passé plus de deux semaines de retraite dans un grand monastère comptant 120 moines et novices, sur les bords de la Chaopraya, la grande rivière de Bangkok. On appelle en Thaïlande les monastère Wat, du sanskrit et Pali vata, qui signifie au départ arbre, puis jardin, puis le temple ou édifice monastique qui se trouve dans le jardin. Le nom même du wat, Awut Wikasitaram, est déjà un signe du grand respect qu’expriment les moines envers leurs bienfaiteurs et donateurs : en effet, c’était un couple qui avait donné le terrain pour construire le monastère, lui s’appelait Awut, elle Kasita, vi signifie et, et ram jardin, un terme souvent utilisé en pali pour désigner les emplacements monastiques. Il s’agit donc du « jardin-temple d’Awut et Kasita ».
J’ai été introduit dans ce monastère par un moine thaïlandais, Bhanté (le Vénérable) Nuii que j’avais rencontré il y a plusieurs années dans un séminaire de bouddhisme tibétain au Deer Park Institute, à Bir, en Himachal Pradesh. Il a eu une carrière militaire, et en bénéficiant des échanges entre forces armées, il a pu travailler cinq ans avec le Pentagone aux États-Unis, et un an en Chine. Il a été marié avec deux enfants, il a eu le grade de commandant dans les services secrets et finalement s’est pris une balle dans l’épaule lors d’une « rencontre » avec, ditil, les « ennemis de la nation ». Le chirurgien lui a proposé de retirer la balle, mais il a voulu la garder comme souvenir, et il est devenu moine ! Assez rapidement, il a rejoint la tradition des moines de la forêt. Au bout d’un mois comme novice en blanc, il a pris l’habit orange de profès complet et il est parti s’installer dans une maisonnette isolée dans la forêt, avec quand même l’électricité. Il y a vécu cinq ans. Ensuite, il est revenu à un monachisme plus urbain, et enseigne maintenant le pali, ainsi que l’approche philosophique et psychologique de la tradition, ’Abhidhamma, dans la communauté du Wat Awut qui, nous l’avons dit, compte 130 moines et novices.
Il a une certaine liberté d’action qui lui permet, par exemple, d’aller passer plusieurs mois par an en Inde. Il a participé à de grandes marches pour la paix, la dernière était de Dharamshala au Ladakh, encouragé personnellement par le Dalaï-lama qui a fourni une ambulance et de la nourriture pour cette quarantaine de moines theravâdins qui avaient décidé de marcher un mois en Himachal Pradesh en passant plusieurs cols à 5000 m d’altitude saupoudrés de neige. J’ai vu les photos touchantes de ces renonçants en tenue plutôt adaptée à la jungle thaïlandaise, en train de passer des cols de haute altitude. Cela lui a plu, mais il ne pense pas renouveler ce genre d’exploit, sentant le poids de ses 61 ans. En référence à son passé mouvementé dans les services secrets, je l’appelle de temps en temps dans ma tête, avec une pointe d’humour, « le Vénérable James Bond »…
Partir de grand matin du monastère pour la tournée d’aumônes est une tradition fondamentale du bouddhisme ancien, et les moines theravâdins la suivent régulièrement. Nous partions donc tous les jours avant l’aube à 5h30, nu-pieds, à travers les ruelles du quartier traditionnel de Bangkok où se trouvait le monastère. L’habitat est étonnant, composé de maisons sur pilotis souvent sans étage ou simplement avec un seul, construites la plupart du temps en bois pour l’étage supérieur, et nous zigzaguions entre ces bâtiments dans la nuit à travers toutes sortes de ponts, de pontons ou de passerelles, sur des canaux ou des zones inondées, à quelques centaines de mètres de la rivière Chaopraya. La propreté de ces ruelles est impeccable, on peut en témoigner d’expérience directe quand on les a parcourues pieds nus pendant deux semaines… Ce sont les gens locaux qui balayent devant leur porte, comme le dit l’expression consacrée, et ce système est fonctionnel. Il y avait un passage qui n’était pas du tout éclairé, et comme nous faisions la tournée pendant l’heure qui précède le lever du soleil, il fallait lâcher prise en acceptant de marcher pendant quelques temps pieds nus sans visibilité aucune. De manière générale, avec la pratique de kilomètres nus pieds, on renforce la peau de la plante des pieds. C’est ce dont témoignait aussi un québécois, Mathieu Boisvert, qui est depuis 30 ans moine théravâdin au Sri Lanka et maintenant en Birmanie. De plus, les laïcs lui disaient qu’ils aimaient le voir passer de bon matin en face de chez eux et recevoir un peu de nourriture, c’était une manière pour eux de sacraliser leur journée.
Cette tournée d’aumône se fait en silence, les personnes dans leur boutique ou au coin de la rue attendent les moines et leur offrent ce qu’ils ont à leur offrir, en général empaqueté très proprement dans des petits sacs de plastique, y compris pour les liquides. Ils s’inclinent,
s’agenouillent ou se prosternent sans rien dire pendant que le moine récite la formule rituelle consacrée, contenant les termes : Wanno ayu sukhan balo « Que viennent sur vous la santé, la longue vie, le bonheur et la force ! » Le vénérable Nuii le faisait d’un ton très décidé et transmettait ainsi une réelle énergie aux laïcs donateurs. Certains reprenaient leur mobylette pour rentrer chez eux, d’autres n’avaient qu’à repasser le seuil de leur maison d’où ils étaient sortis pour faire leur don. Il s’agissait à 80% de femmes, souvent d’un certain âge. Cependant, cela pouvait aussi être des hommes. Je me souviens par exemple de ce vieillard qui nous attendait au coin d’un pont sur ces nombreux canaux du vieux Bangkok dans l’obscurité. Il était tellement content de nous voir arriver qu’il avait bondi avec des exclamations dans la pénombre pour se saisir de ce qu’il nous avait cuisiné. Il nous avait expliqué qu’il s’était levé à deux heures du matin pour pouvoir préparer la nourriture et qu’elle soit prête à 5h30 pour l’arrivée des moines. Le Vénérable Nuii m’a expliqué qu’il le connaissait et qu’il avait arrêté l’alcool depuis quelques temps, mieux vaut tard que jamais, car il avait 77 ans… Il a un peu parlé avec lui, et lui a souhaité en conclusion de vivre 100 ans. Le vieil homme semblait ravi de ses souhaits de bonne santé malgré son passé de vie perturbée. Nous avons ensuite continué notre chemin en silence dans la pénombre le long des canaux pleins d’eau noire.
Pendant la première période de mon séjour monastique, je partageais ma chambre avec un homme marié, Wangchaï, qui avait décidé de faire une retraite pendant un mois au monastère. Au début, ces retraitants prennent l’habit de moine, et le dernier jour, ils le rendent. J’étais présent à ce moment-là pour voir cette cérémonie simple et émouvante. Un autre retraitant rendait aussi ses vêtements temporaires de moine le même jour, lui étant accompagné pour l’occasion par ses parents. La « femme du moine » était donc là, et lui avait apporté ses vêtements civils impeccablement repassés. Elle semblait très contente de récupérer son mari. Quant au mari, il semblait plus ou moins ambivalent et partagé. En tous les cas, le rituel était bien rodé avec des offrandes des deux retraitants au cinq moines qui récitaient des soutras de bénédiction. Il est intéressant d’observer la souplesse de cette forme de bouddhisme, où l’on peut facilement essayer d’être moine pendant un mois et revenir à la vie de famille. Comme me l’a fait remarquer le Vénérable Nuii, la cérémonie pour quitter l’habit monastique est plus courte et facile que celle pour le prendre… Cependant, de toute façon, on plante des graines. Un épisode émouvant avec Wangchaï a été lorsque nous avons pris une nouvelle ruelle et nous sommes arrêtés devant une maison qui semblait plutôt riche, avec deux belles voitures qui étaient là dans le garage. Il y avait visiblement du mouvement dans la maison, et nous avons attendu un certain temps pour voir ce qui allait se passer. Finalement, une grand-mère toute cassée en deux, probablement par la polyarthrite rhumatoïde, est descendue pour faire ses offrandes aux moines. On m’a alors expliqué qu’il s’agissait de la propre grand-mère de Wangchaï, et que c’était la maison de ses oncles, tantes et cousins. La grand-mère était très décidée à servir de grandes cuillerées de riz dans le bol de moine de son petit-fils, bien que celui-ci lui ait fait de grands signes pour servir d’abord le moine d’à côté qui était son aîné. La famille pardonnait à la grandmère son obstination peu diplomatique, car elle avait 98 ans. Elle paraissait plutôt heureuse de voir son petit-fils se frotter à la vie monastique, même si ce n’était que pour un mois. Un autre épisode émouvant s’est déroulé tout à la fin. Juste avant de repartir pour la vie civile, Wangchaï s’est tourné vers le portrait du couple qui avait fourni les finances pour construite le hall où il avait vécu pendant un mois, et a pris le temps de les remercier les mains jointes et avec ferveur.
Un matin, nous avons pris un itinéraire différent et avons traversé la cour d’un Wat en pleine activité. Il y avait un groupe de musiciens, tous vêtus de bleu, qui s’entraînaient à jouer une musique plutôt moderne et entraînante. A l’intérieur, une vaste salle était préparée pour un grand repas assis, avec une centaine de sièges, c’était un peu surprenant à 6h du matin. Sur l’estrade se trouvait quelqu’un que j’ai d’abord pris pour le marié, mais l’étonnant était qu’il avait le crâne rasé. Mon ami moine m’a alors expliqué qu’en fait, c’était un novice qui allait être ordonné moine le jour même…Une autre anecdote, vécue ce matin-même : nous passions devant une boutique près du monastère, où d’habitude les gens ne donnaient pas. Aujourd’hui, ils avaient « du bon temps » : à 5h45, un repas entier était servi, ils avaient déjà deux bouteilles d’alcool vidées sur la table et ils étaient tout bonnement en train de trinquer avec une fille en minijupejean quand nous sommes passés. Un des hommes a eu une inspiration, il a demandé un jus de fruit au boutiquier pour l’offrir au moine. Quand il s’est agenouillé, il était déjà tellement éméché qu’il avait du mal à trouver le bol du moine avec sa main qui tremblait pour y offrir son jus de fruit…Peu importe, l’intention était bonne, il a eu droit à sa bénédiction, comme les autres, prononcée sur un ton décidé…
Au retour au monastère, les aliments rapportés par les religieux mendiants sont mis en commun, et l’excès (il y en a tous les jours), est redistribué à ceux qui en ont besoin et qui l’acceptent comme une nourriture pratiquement sacrée puisqu’offerte par les moines.