par Jacques Vigne
Dans cet ouvrage, nous continuons à établir des ponts entre science et tradition comme nous l’avons fait dans notre livre précédent, L’urgence d’une méditation laïque. En fait, ce livre d’avant et le présent ont été publiés ensemble en français sous le titre Pratique de la méditation laïque. Dans les textes qui suivent, nous développerons les aspects scientifiques de la pratique du souffle et de l’expérience de conscience et d’arrêt du mental. Pour cela, nous nous intéresserons de près au système autonome non seulement de l’être humain, mais à son évolution depuis les êtres primitifs.
Une des lignes directrices de cette réflexion est assez simple : il y a une continuité physiologique et anatomique, en l’occurrence grâce à la substance grise périacqueducale, entre les réactions primitives du parasympathique, c’est-à-dire la mort feinte des petits animaux, reptiles ou batraciens par exemple, quand ils sont attaqués par des prédateurs, et d’autres sortes d’immobilisations dans l’évolution : celle par exemple de l’animal dans la forêt pour s’orienter, ce qui est vital pour sa survie s’il veut retrouver les sources d’eau et de nourriture, celle de la femme qui allaite, celle du couple pendant ou après la relation amoureuse, celle du mystique théistes qui s’unit à son Dieu bien-aimé, et enfin celle des yoguis, qu’ils soient hindous ou bouddhistes. Ils peuvent s’absorber complètement en eux-mêmes, ce qu’on appelle le samâdhi, par une compréhension profonde du rapport corps esprit. Dans cette ligne évolutive, le point oméga sera donc cette capacité à observer et comprendre suffisamment son propre esprit pour l’arrêter et s’ouvrir aux grandes expériences spirituelles, qui sont aussi de grandes expériences thérapeutiques : en effet, quand on a un accès assez régulier au grand bonheur qui vient de l’arrêt du mental, ce bonheur lui-même nous permet de dissoudre toutes sortes de souffrances qui viennent du passé, y compris des couches profondes de la première année de l’enfance. Celles-ci sont difficiles à atteindre par les psychothérapies habituelles, et pratiquement impossible à guérir par des thérapies purement verbales.
La recherche sur le yoga et la méditation prend de l’ampleur. Nous avons inclus dans cet ouvrage une présentation sur yoga et sciences que j’ai effectuées au congrès de la Federazione Italiana Yoga en mars 2018 à Assise. En bref, il y avait déjà cette époque 4700 études publiées dans les journaux scientifiques de médecine et de psychologie sur la méditation, et 4300 sur le yoga, dont environ 400 sur chaque sujet rien que pour l’année 2017. C’est une convergence de fond entre science et tradition. En ce sens, ce sont ceux maintenant qui continuent à rejeter le yoga et la méditation comme des mysticismes fumeux qui se retrouvent acculés dos au mur dans le camp des obscurantistes…C’est au fond un exemple de l’humour de l’impermanence !
La puissance du souffle pour la rééquilibrage émotionnel.
Le travail sur le souffle, que ce soit son observation dans sa forme naturelle ou ses modifications par divers exercices, est un mode fondamental de rééquilibration du système autonome. Celle-ci va beaucoup plus loin que la simple relaxation, elle a une capacité thérapeutique considérable. C’est ce que soutient le Professeur Porges, qui était à la fois professeur de psychiatrie à Chicago et un des grands spécialistes mondiaux du système autonome. Il maintient dans son ouvrage The Polyvagal Theory :
Le fait d’individualiser le régulateur autonome comme « vulnérabilité » pour différents troubles psychiatriques, n’éveille pas l’intérêt des chercheurs en psychiatrie et en psychologie … Pourtant, il y a des stratégies qui sont thérapeutiques par une influence directe sur l’état physiologique sans nécessiter de traitements pharmaceutiques. [i]
Il mentionne en particulier, comme pathologies accessibles à la rééquilibration du système autonome, en plus des syndromes anxieux et de la dépression, les états limites et la schizophrénie. Etant professeur de psychiatrie, il sait ce dont il parle. Quant aux façons d’agir sur le système végétatif, il est clair pour lui qu’il s’agit des techniques psychocorporelles, y compris donc du yoga. Voilà une vérité qui n’arrange pas les laboratoires et leurs marchés.
En Occident, avec le tempérament volontariste de l’homme moderne, on s’est surtout intéressé jusqu’ici au travail actif sur le souffle, avec toutes sortes de méthodes dont la respiration holotropique de Stanislas Grof. Ce n’est pas par hasard que l’association internationale la plus connue rassemblant les psychothérapeutes occidentaux qui se servent du souffle se dénomme «breath workers » : le sous-entendu est qu’on ne peut changer l’esprit qu’en travaillant activement sur lui, en particulier en changeant laborieusement le souffle. J’ai été invité à intervenir dans un congrès de ce mouvement et je me souviens m’être entretenu avec une thérapeute hollandaise. Sa méthode centrale était l’hyperventilation et elle était d’avis qu’elle devait donner l’exemple à ses patients : elle passait donc six ou huit heures par jour à l’hyperventiler. C’était une sorte d’exploit en son genre, mais elle n’avait pas l’air d’aller bien. Je l’ai sentie plutôt confuse.
L’approche orientale, en particulier depuis le Bouddha il y a 25 siècles, privilégie une méthode moins spectaculaire, mais très probablement plus efficace à long terme : l’observation du souffle naturel. Par le succès de la méditation de pleine conscience, ce travail est devenu rapidement populaire en Occident, et à juste titre. Nous avons accumulé des séries de nœuds emmêlés de façon complexe et précises, associant blocages du souffle naturel et blocages émotionnels depuis le jour même de notre naissance. Pour démêler correctement ces deux types de nœuds, la première chose est de les voir clairement : en effet, si on tire aveuglément sur les extrémités d’un nœud sans comprendre comment les fils s’entremêlent, on risque probablement de juste le serrer et le bloquer sur lui-même encore plus. Avec le souffle naturel ainsi qu’avec une attention aux sensations telles qu’elles sont, on peut voir remonter des nœuds de plus en plus profonds dans leur état naturel, et comprendre à ce moment-là très précisément comment les démêler. Ce n’est donc pas une question d’effort, mais de vue claire.
Ceci dit, il y a une large place aussi pour certaines pratiques respiratoires actives qui permettent de calmer directement le mental et le corps. Cela assure une décantation qui facilite grandement la vue claire des nœuds profonds du corps et de l’esprit. En pratique, nous développons dans ce livre une respiration d’amplitude décroissante, et de rythme plutôt rapide que nous avons appelé la respiration fractale, ou de façon synonyme, la petite respiration – pour nous relier à la tradition taoïste qui la pratique beaucoup. Dans le yoga, on parle du kevala kumbhaka qui mène finalement à la suspension complète du souffle. C’est aussi une partie du shamata des boudhhistes tibétains. Il ne reste plus qu’une sensation subtile de mouvement respiratoire, mais sans échange physique des gaz comme l’oxygène et le gaz carbonique. Le mécanisme de base de cette respiration est très simple : en diminuant l’oxygène, le cœur se ralentit automatiquement et transmet au cerveau un état de calme. En augmentant le gaz carbonique, une somnolence est induite qui peut favoriser, si on garde par exemple le dos droit, un état de méditation profonde et hyperconsciente. Cet état hyperconscient, lié probablement à la production d’endorphines, correspond à la production d’une sorte de détergent puissant, capable de laver les taches cachées de notre inconscient. La partie « claire vision intérieure » de la méditation permet de localiser ces taches, la partie « pacification » permet de produire le détergent qui va les laver.
Evolution et méditation
Paradoxalement, il y a un lien profond entre le début de l’évolution des vertébrés, c’est-à-dire un poisson qu’on appelle le cyclostome, « à la bouche ronde », et l’être humain moderne. Leur dénominateur commun est la difficulté à se défaire d’une imprégnation continue d’adrénaline causée par le stress chronique. En effet, le poisson primitif n’avait pas de système autonome, et réagissait au stress en secrétant de l’adrénaline dans la zone cardiaque : ceci stimulait l’accélération de cet organe pendant plusieurs heures. Si le stress était de courte durée, ce système n’était donc pas du tout économique énergétiquement. A l’autre extrémité de l’évolution, l’être humain moderne avec ses deux téléphone portables, un dans chaque main, et son excitation chronique vit aussi dans un bain sanguin d’adrénaline qu’il ne réussit pas à faire baisser, car il est constamment en stimulation sympathique. Son statut est donc celui d’un « cyclostome intellectualisé »…
Dans le contexte actuel, une approche laïque, raisonnable, et en même temps mystique de la vie intérieure est plus qu’importante, il s’agit d’une urgence. Si on laisse faire les leaders politiques ou religieux qui sont sujets à une paranoïa chronique avec des accès aigus, on favorisera des guerres saintes à n’en plus finir. Ceci est d’autant plus dangereux que les groupements en présence sont de plus en plus équipés de la bombe atomique. Est-ce que l’argument théologique suprême sur la supériorité de sa propre version de Dieu sera la capacité à prendre par surprise l’ennemi en tirant d’abord sur lui ses missiles nucléaires, et à le détruire avec beaucoup d’amour… pour Dieu, évidemment ? Pour éviter cette folie infantile et meurtrière, il est important que le plus d’individus possible dans la population générale développent une vie intérieure aussi solide qu’autonome, et pour cela, un enseignement et une pratique systématique de la méditation laïque sera d’une grande aide. Si les religions réussissent à comprendre et intégrer ces données, elles pourront survivre, sinon elles dépériront, ou sembleront continuer pour un temps à vivre par une rigidification intégriste qui sera au fond pire que le dépérissement lui-même.
Dans ce livre, plus d’une moitié est consacré aux liens nouveaux qu’on peut établir entre des pratiques de méditation traditionnelles, en particulier sur le souffle et les recherches récentes sur le système autonome, par exemple à travers le gros livre du Pr Stephen Porges The Polyvagal Theory, que nous avons déjà cité. Il s’agit d’un des meilleurs spécialistes de la question au niveau mondial. Ce n’est pas qu’on invente de nouvelles pratiques en tant que telles, mais on comprend mieux comment celles déjà existantes fonctionnent. Le reste du livre fait le point sur toutes sortes de nouvelles recherches scientifiques et réflexions psychothérapiques récentes sur la méditation.
Même si les différentes recherches de laboratoire donnent beaucoup d’encouragements en montrant les avantages physiologiques et psychologiques de la méditation, la nécessité d’une éthique de base et d’une discipline dans la pratique reste la même qu’auparavant, et cela revient à chacun de suivre ces critères en son âme et conscience. En ce sens, il n’y a pas de raccourci par rapport aux méthodes traditionnelles. C’est à chacun de balayer devant sa porte, et même derrière si l’on peut dire, dans toute sa maison à l’intérieur…
On ne peut pas parler de la méditation sans mentionner un de ses volets importants, les pratiques visant à développer l’altruisme. De même que l’évolution fournit plus de conscience et plus de vigilance à l’être humain, de même elle lui permet de développer un altruisme systématique et bien enraciné. Il est rassurant de voir que cette qualité qui était jusqu’il y a 20 ans pratiquement l’apanage des croyants dans sa conceptualisation se trouve maintenant étudiée de façon scientifique par toutes sortes de psychologues. C’est un réel progrès de l’humanité qu’une vertu aussi importante cesse de dépendre exclusivement de révélations passées qui, par ailleurs, font de moins en moins l’unanimité de la société. C’est aussi une ouverture vers un au-delà de la religion auquel appelle par exemple le dalaï-lama dans un de ses derniers livres.[ii] Malgré le fait qu’il soit lui-même un chef religieux important, il consacre plus de 200 pages à réfléchir sur les possibilités de dépasser la religion, à la fois par une réflexion sur une éthique commune à l’humanité et sur des pratiques de méditation qui soient indépendantes de croyances métaphysiques de base. Cependant, redisons-le là encore, quelles que soient ses croyances ou son absence de croyances, si on veut devenir une meilleure personne, il faudra travailler sur soi-même, et à long terme, cela reviendra à une forme ou à une autre de méditation.
Jacques Vigne, septembre 2018
[i] Porges Stephen The Polyvagal Theory Norton, New York, Londres, 2011, p.261
[ii] Le dalaï-lama Au-delà de la religion Fayard, 2012, avec l’original anglais Beyond religion publié à New York en 2011.