Une visite à Secmol
Secmol n’est pas un nom de lieu, mais signifie Secondary Education Change Movement of Ladakh, « Le mouvement du Ladakh pour le changement dans l’éducation secondaire ». Il a été lancé par Sonam Wangchuk, né en 1967 dans la région. A l’époque, il y avait un problème considérable, 95% d’échecs à l’examen de la dixième classe (la seconde). Une des raisons était la langue, les études étant obligatoires en Ourdou, langue imposée par le gouvernement de l’état du Jammou-Cachemire à Srinagar, dont le Ladakh fait partie. L’ourdou est en fait proche du hindi, mais écrit avec des lettres arabes et la langue principale du Pakistan. Les enfants ne comprenaient guère ce que disait les enseignants qui arrivaient de Srinagar, ceux-ci s’énervaient et les frappaient, il s’agissait en fait d’une sorte de colonisation forcée crypto-islamiste à travers l’instrument du langage et qui avait des résultats désastreux sur les résultats scolaires.
Sonam a donc lancé un mouvement pour s’occuper de tous ces enfants qui s’avéraient être normalement intelligent mais qui échouaient cet examen de base de la 10e classe. Maintenant, les choses se sont grandement améliorées grâce au développement particulier de l’éducation privée qui se fait entièrement en anglais. L’éducation gouvernementale a beaucoup diminué en proportion et elle est aussi de toute façon beaucoup passée à l’anglais. Le ladakhi aussi s’est affirmé pour l’école primaire.
L’idée de Sonam a été donc d’offrir une année sabbatique à ces adolescents en échec scolaire et de les réintéresser aux études et à la vie par le biais de nombreuses expériences de formation à la vie pratique. Il s’agit donc d’une initiation à la solution de multiples problèmes concrets. La construction et le développement de l’école ont été largement favorisés par un projet danois pour le moins sympathique, New Hope. Tous les ans, les enfants du Danemark consacrent une journée de travail rémunéré à un projet éducatif innovant dans le monde. À cette époque, le projet de Secmol a été choisi, et cela a assuré une base financière solide à son développement, avec la construction de l’infrastructure et la diffusion des idées de ce mouvement dans tout le Ladakh. Un des problèmes par exemple était l’absentéisme des enseignants dans les villages, car venant de Srinagar, ils s’ennuyaient à mourir dans ces endroits dont ils ne parlaient pas la langue et prenaient cette situation comme une punition de type exil en Sibérie, puisque la température en hiver peut y atteindre -25° ou -30°… Sonam a formé directement des gens de ces villages mêmes, pour lesquels ce n’était donc pas un problème de rester chez eux pour enseigner à longueur d’année.
Les formations proposées sont soit d’un an, avec une initiation de base à toutes sortes de capacités utiles pour la vie pratique, soit de deux ans avec une insistance sur les énergies renouvelables dont l’énergie solaire qui est fondamentale au Ladakh, soit de trois ans avec une équivalence universitaire décernée à ceux qui complètent le cycle. Nous avons rencontré par exemple un des étudiants anciens qui est devenu spécialiste d’énergie solaire, a enseigné à l’université et est revenu maintenant à l’école pour instruire la cinquantaine d’étudiants qui y étudient.
L’esprit de l’école
Le principe de base de cette éducation renouvelée est simple : redonner confiance aux adolescents en échec scolaire en leur demandant de s’autogérer en tant que communauté et en les orientant vers toutes sortes de réalisations pratiques. L’école certes possède une bibliothèque de 4500 livres, mais on pousse les jeunes à être sur le terrain et à faire leurs propres expériences. Le corps enseignant est là principalement pour donner des connaissances de base et orienter, mais les nouveaux sont rapidement initiés à l’autogestion. Celle-ci comprend une sorte d’initiation à la vie de démocratie pratique, il y a deux partis dans l’école, chacun alterne au pouvoir et le parti d’opposition est chargé d’émettre des critiques qui doivent être constructives. Il y a un triumvirat qui dirige l’école, il est élu avec un président et ses deux assistants, l’un pour le travail de gestion concrète de la communauté, l’autre pour l’enseignement plus scolaire. Tous les deux mois, non seulement chaque écolier doit évaluer ses propres performances dans le poste de responsabilité qu’il a occupé et en faire une présentation publique et personnalisée, mais il doit aussi évaluer la cinquantaine d’autres condisciples et les enseignants eux-mêmes. Ceux-ci en retour évaluent chaque étudiant. Cette masse d’avis croisés tous les deux mois permet que chaque élève se fasse une idée globale de ses propres performances, et évite qu’il se ressente éventuellement puni ou persécuté par l’évaluation d’un seul enseignant qui l’aurait « dans le nez », comme on dit. Tous les deux mois, les postes de responsabilité que chaque élève occupe changent, et ainsi les élèves développent leur souplesse par rapport à toutes ces choses quotidiennes à faire pour le fonctionnement d’une communauté (entretient et relevé des compteurs solaires, soins des vaches, aide à la préparation des repas, gestions des déchets, gestion des différents lieux de vie, jardinage/compostage, construction, travail de communication, etc.). Cette prise en charge globalement des étudiants par eux-mêmes a un autre avantage certain : réduire le coût de fonctionnement de l’institution, puisqu’il y a beaucoup moins de personnel général employé, ce qui permet de demander une participation faible aux familles pour l’éducation, 2200 roupies par mois. Pour donner une idée comparative, un étudiant qui vient s’installer à Leh et qui doit subvenir à ses besoins, logement et nourriture, dépense au minimum 6000 roupies par mois, et s’il s’inscrit dans une école privée, il doit rajouter 4000 roupies de frais de scolarité également par mois.
L’esprit de la formation, c’est qu’il est permis aux étudiants de faire des erreurs, à condition évidemment que celle-ci ne soit pas intentionnelles. Il y a trois quarts de filles pour un quart de garçons, cette proportion a différentes raisons, le grand avantage pour l’instant est que les filles peuvent plus facilement s’affirmer étant en majorité, mais le directeur pense que la proportion des deux sexes va se rééquilibrer à la longue.
L’école est laïque, cependant pratiquement tous les élèves sont bouddhistes à la base. Ils sont encouragés à pratiquer leur religion et leurs traditions locales, et tous les soirs, la journée se termine par des chants et de la musique traditionnelle ladakhies que les élèves pratiquent eux-mêmes. Les enseignants insistent bien sûr sur l’autonomie de chacun, mais aussi sur l’expérimentation de l’interdépendance dans la communauté et dans la société au sens large, ce qui est une notion fondamentale du bouddhisme. Chacun est aussi invité à deux temps de silence et d’introspection quotidien lors des rassemblements au moment du petit déjeuner et du diner. L’emploi du temps quotidien des jeunes est varié et riche, il s’étal de 6h30 du matin à 22h et se partage entre temps d’études en salle et de mise en pratique sur le terrain selon l’intérêt de chacun, de service à la communauté, de développement personnel et d’activités physiques, récréationnelles et créatives diverses, selon les propositions des intervenants et volontaires présents.
Les innovations technologiques
Un des intérêts de l’école de Secmol est le fourmillement d’innovations technologiques qu’ils produisent. Ils ont eu le prix international de la meilleure construction en terre de l’organisation Terra en 2016, par rapport à 2000 candidats. Sonam Wangchuk, le fondateur, a reçu le prix Magashay qui est une sorte de prix Nobel de la paix décerné chaque année pour l’Asie du Sud. Un des grands problèmes du Ladakh est par exemple un hiver très rigoureux où la température peut descendre à -25 ou – 30, alors qu’il y a pourtant du soleil dehors. Les constructions de l’école sont donc orientées plein sud avec des baies vitrées soit en double vitrage, soit recouverte de plastique transparent pendant l’hiver, ce qui représente une sorte de double vitrage facile à installer, d’où un effet de serre et de conservation de la chaleur à l’intérieur. De plus, les peintures sont en noir, comme dans la construction des fours solaires de base, ce qui fait que les pièces accumulent la chaleur. Ainsi, alors qu’il fait -25° dehors, la température à l’intérieur peut être spontanément de 10 ou 15° sans chauffage particulier. Même le matériau des murs favorise l’isolation : à l’école, on utilise beaucoup un mélange de glaise, de paille et de sciure de bois composant de gros parpaings. Pour éviter la dissolution de ces briques par les pluies, les parpaings sont recouverts d’un enduit imperméable ou de plastique. Une autre innovation sont des parpaings en ciment mais avec à l’intérieur de chacun deux ou trois bouteilles plastiques remplies d’eau. Celle-ci a un effet isolant, est gratuite et permet donc d’économiser autant de ciment. Les plafonds sont en bois, ce qui favorise aussi l’isolation. Par ailleurs, trois ou quatre étudiants ont décidé de récupérer une vieille voiture dont la carcasse avec les vitres et le pare-brise constituent le toit et la fenêtre de leur nouvelle maison, la base étant de nouveau en briques de paille et glaise séchée. Ils sont ravis de vivre dans leur chez soi plutôt créatif.
L’énergie solaire est un autre point fort de ce mouvement, ils envisagent même de développer une nouvelle « université solaire », le noyau de l’équipe pour l’animer est déjà en place. Norgay, le directeur, nous a fait visiter l’installation actuelle, trois ensembles de 12 éléments, chaque ensemble produisant 900 Kw. L’énergie est emmagasinée dans des batteries, avec un convertisseur qui transforme le courant continu en courant alternatif pour les usages courants. Un générateur à essence est là surtout pour faire fonctionner les instruments de chantier durant les journées très brumeuses qui sont rares au Ladakh, puisqu’il y a environ 300 jours de ciels bleus par an. Les batteries permettent de stocker électricité et même l’eau distillée nécessaire pour leur fonctionnement est produite sur place, par un système très simple d’une sorte de lavoir recouvert d’une toile plastique ; la condensation de l’eau chauffée par le soleil à l’intérieur de la toile de plastique est recueillie et permet de produire tout doucement les litres d’eau distillée nécessaire pour le renouvellement des batteries. L’eau distillée du commerce en Inde est souvent adultérée par de l’acide pour faire croire lors des tests qu’elle est pure, ce qui abîme les batteries. Norgay nous a raconté avec fierté qu’il a conservé les mêmes batteries pour le centre pendant 12 ans. Une autre application simple de l’énergie solaire est de chauffer l’eau à 45 ou 50° dans des réservoirs d’eau couverts d’une bâche de plastique transparent. Cela suffit pour prendre son bain et les usages courants. Le système actuel dans beaucoup de maisons ladhakies est d’avoir des éléments de chauffage solaire qui coûtent assez chers à l’achat : ils produisent de l’eau brûlante, mais qu’ensuite tout le monde dilue avec de l’eau froide pour avoir de l’eau tiède pour le bain ; avec le système des petits lavoirs couverts de toiles de plastique, on a directement l’eau tiède à un coût beaucoup moindre…
Même pour aider une porte à se refermer automatiquement, les élèves ont trouvé un système ingénieux : une bouteille remplie d’eau servant de contrepoids est attachée avec une ficelle derrière la porte, quand celle-ci est ouverte, le contrepoids monte, puis il redescend emporté par la pesanteur en entraînant la fermeture. La cuisine de la communauté se fait principalement au chauffage solaire de façon très simple : des miroirs carrés d’environ 15 cm de côté sont montés les uns à côté des autres pour former un grand élément de parabole qui se concentre directement sur une cocotte-minute de bonne taille qui est ainsi chauffée de façon puissante. Du point de vue construction, l’école développe aussi des « igloos solaires » qui sont faciles à chauffer par l’énergie solaire même en plein hiver.
Norgay, sans vouloir pousser tous les élèves vers l’agriculture, essaie de revaloriser cette vocation et de la rendre plus intéressante par toutes sortes d’innovations. Il y a simplement 2 % du territoire du Ladakh qui est cultivable, mais cette proportion pourrait augmenter grâce à une irrigation bien effective permettrait de reverdir ce désert de haute altitude. Le lien énergie solaire-irrigation en particulier est important. Pour l’instant, l’eau attribuée au domaine de l’école par l’office gouvernemental est insuffisante car le terrain est sablonneux et absorbe plus d’eau que d’habitude pour un même effet d’irrigation des arbres par exemple. En tous les cas, un système de pompe de l’eau souterraine permet d’avoir au robinet une eau de bonne qualité, comme une eau minérale.
Une autre innovation lancée par l’équipe de Secmol et les volontaires qui viennent collaborer au mouvement est un « four-fusée » : il s’agit d’une tour d’environ 1,50 m de haut principalement constituée d’argile avec à l’intérieur une cheminée en spirale : on met le bois en bas, et le mouvement de flamme en spirale active le processus de combustion ce qui fait qu’il est plus complet, qu’il n’y a pas de fumée produite et que la température en haut peut atteindre 800 ou 1000°. Ce système, adapté aux conditions du Ladakh, a été breveté et est devenu un produit en vente sur le marché.
Une Française qui travaille régulièrement dans le développement à l’étranger, en particulier pour des centres d’enfants handicapés, a été séduite par l’ambiance de Secmol et y passe maintenant environ six mois par an. Elle est elle-même étonnée de la manière dont des adolescents souvent bourrés de problèmes peuvent développer la confiance en eux-mêmes en l’espace d’une simple année scolaire. Comme elle, de nombreux volontaires viennent tous au long de l’année, pour une periode de 1mois à un 1ans voir plus, partager le quotidien des enfants et offrir leurs compétences spécifiques. Ceci favorise un échange interculturel et la pratique de l’anglais des étudiants de Secmol, qui est l’une de leur motivation première à joindre l’école.
L’énergie solaire est de nouveaux utilisée pour favoriser la production de biogaz : c’est une production qui nécessite une température assez tiède, ce qui n’est pas facile durant l’hiver ladhakhi qui, nous l’avons dit, est rigoureux. L’école a donc trouvé des solutions qui semblent fonctionnelles et va probablement les breveter. De manière générale, l’utilisation du bois pour le chauffage favorise la désertification du pays, et en même temps, les paysans qui ramassent bois se protègent de la chaleur du soleil, c’est donc là un paradoxe. La solution est d’utiliser directement l’énergie solaire pour le chauffage et de laisser le bois pousser naturellement et reverdir les montagnes rocheuses plutôt desséchées.
Lors de notre visite à l’école, nous avons eu la chance d’être présents en même temps qu’un journaliste du Maharashtra qui faisait un dossier spécial sur cette école pour un grand quotidien de cet état, Sakal, qui existe depuis 1932, et qui développe maintenant un format de journal en ligne et aussi une télévision. Il a posé des questions approfondies sur l’histoire et le fonctionnement de cette institution, nous avons donc appris de nombreux éléments intéressants et nous avons pu avoir droit à une visite détaillée des lieux.
L’école de Secmol à un grand rayonnement dans la société ladhakie, de nombreux professeurs ont été formés à ces méthodes et sont reparties enseigner dans les villages, nous avons rencontré aussi par exemple Ritcha, une enseignante originaire de Merut dans l’Uttar Pradesh, c’est-à-dire la plaine de l’Inde, qui a étudié et enseigné pendant des années en Thaïlande, et qui est venue aussi se former à Secmol pour développer ses capacités innovantes en pédagogie. Des personnes d’Auroville sont intéressées par des échanges avec cette institution. Grâce au sens de diplomatie et à la ténacité de Sonam, Norgay et de leur équipe, les idées de ce mouvement ont pu influencer la politique du gouvernement et se sont répandus jusqu’aux villages reculés du Ladakh.
Pour plus d’informations, consulter le site de SECMOL : http://secmol.org
Jacques Vigne
Lison Moeglé,
Leh, le 28 septembre 2018